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jeudi 9 janvier 2020

L'espérance de vie en bonne santé est-elle vraiment de 64 ans ?


Avertissement : j'avais planifié d'écrire un billet sur cette question en décembre 2019, mais Michaël Zemmour m'a devancée sur son propre blog hébergé par Alternatives économiques. Comme je suis une grosse feignasse son billet est très clair et très pédagogique, j'encourage vivement sa lecture et je me contenterai ici de quelques rappels, commentaires et éclairages supplémentaires. 

Dans le débat actuel sur la réforme en cours, on peut lire que "l’espérance de vie en bonne santé est inférieure ou égale à l’âge pivot promis." Cette assertion est fallacieuse car elle met en relation deux concepts qui n'ont pas le même référentiel: la santé perçue par la population générale (pour l'espérance de vie en bonne santé) et un âge de la retraite (pour l'âge pivot).

Rappel 1 : pour le pilotage d'un système de retraite, ce qui importe de manière cruciale, c'est l'espérance de vie au moment du départ à la retraite

Selon la définition de l'Insee, "L’espérance de vie à la naissance est égale à la durée de vie moyenne d’une génération fictive qui connaîtrait tout au long de son existence les conditions de mortalité par âge de l’année considérée." Autrement dit, l'espérance de vie à la naissance en 2018 est la moyenne des âges au décès de la population en 2018, ou encore, le nombre moyen d'années restant à vivre dans les conditions de mortalité par âge de 2018.

Comme l'écrit Michaël Zemmour :
Quand on parle d’espérance de vie (ou d’espérance de vie sans incapacité), il faut toujours préciser à quel âge. En effet, lorsque l’on naît, on fait face à un risque de mourir à chaque âge. Mais si on atteint l’âge de 60 ans, on sait déjà qu’on n’est pas mort au cours des 59 premières années de vie, et donc la probabilité d’atteindre un âge plus élevé, 80, 90 ou 100 ans, augmente. C’est la raison pour laquelle l'âge moyen qu'on peut espérer atteindre à 60 ans est toujours supérieur à l’espérance de vie à la naissance. De même on écrit souvent que l’espérance de vie en bonne santé en France est d’environ 64 ans. Ce chiffre est exact, mais il s’agit d’une espérance de vie à la naissance. Les personnes en mauvaise condition de santé ont un risque élevé de mourir plus jeune que les autres. 
Pour le pilotage d'un système de retraite, ce qui importe de manière cruciale, c'est l'espérance de vie au moment du départ à la retraite (liquidation de la première pension). En effet, l'équilibre financier du système de retraite dépend de la durée espérée passée à la retraite, c'est-à-dire du nombre moyen d'années à la retraite. Bien sûr, les personnes qui décèdent avant la retraite privent le système de cotisations ; mais dans un système contributif, ces personnes ne percevront pas les droits associés aux cotisations qu'elles ont déjà versées ; globalement, elles auront plus contribué qu'elles n'auront perçu de pensions (en incluant les éventuelles pensions de réversion).

En 2018 (chiffres provisoires), l'espérance de vie à 60 ans (soit un âge proche de la retraite) était de 23,2 pour les hommes et de 27,6 ans pour les femmes. Autrement dit, un homme ayant atteint l'âge de 60 ans en 2018 peut espérer vivre jusqu'à 83,2 ans et une femme jusqu'à 87,6 ans.

Rappel 2 : la notion d'espérance de vie en bonne santé est en partie subjective

Selon la définition de la DREES, l'espérance de vie en bonne santé, ou espérance de vie sans incapacité, correspond au nombre d’années que peut espérer vivre une personne sans être limitée dans ses activités quotidiennes. Comme pour l'espérance de vie, elle peut être calculée à la naissance, ou à n'importe quel âge.

La différence entre l'espérance de vie "tout court" est l'espérance de vie sans incapacité, c'est que cette dernière est calculée à partir de données exhaustives de mortalité (donc des données objectives) et d’une question sur l’incapacité posée à un échantillon de 14 000 ménages (donc une réponse subjective qui dépend du ressenti des personnes interrogées).

En 2018, l'espérance de vie sans incapacité à la naissance s’élève en France à 64,5 ans pour les femmes et 63,4 ans pour les hommes.

Commentaire 1 : les femmes bénéficient, plus que les hommes, d'une progression de leur espérance de vie sans incapacité

Le COR s’appuie sur une mesure des limitations d’activité – appelé indicateur GALI (General activity limitation indicator) - commune à l'ensemble des pays européens. La question posée dans l'enquête est la même partout pour permettre des comparaisons internationales : "Êtes-vous limité(e) depuis au moins six mois à cause d'un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ?". Avec les modalités de réponse : "Oui, fortement limité(e) / Oui, limité(e), mais pas fortement / Non pas limité(e) du tout".

L’espérance de vie à 65 ans, calculée séparément pour les femmes et pour les hommes, est décomposée entre le nombre d’années de vie espérées sans limitations d’activité d’une part et le nombre d’années de vie au cours desquelles les personnes subiraient des limitations d’activité modérées ou sévères.

La figure ci-dessous montre que de 2008 à 2017, les hommes ont plus gagné que les femmes en espérance de vie à 65 ans. Cependant, les années de vie gagnées par les femmes (0,7 an) sont des années de vie en « bonne santé », alors que Les années de vie gagnées par les hommes (1,1 an) se partagent entre année de vie en « bonne santé » (0,5 an) et année de vie avec limitations d’activité (0,6 an).
Source : COR, page 23.

Commentaire 2 : "l’espérance de vie à la retraite a un peu diminué ces dernières années", mais "la part de la vie passée à la retraite augmenterait pour les générations nées après 1973"

Michaël Zemmour écrit :
En jouant à la fois sur l’âge légal (passé de 60 à 62 ans en 5 générations) et sur la durée de cotisation requise (qui glisse de 40 ans pour la génération 1948 à 43 ans pour la générations 1973), les réformes récentes des retraites ont fait reculer l’âge effectif de la retraite plus vite que l’augmentation de l’espérance de vie. Ainsi l’espérance de vie à la retraite a baissé d’environ un an entre la génération 1950 et 1960. Selon les dernières projections disponibles, les générations nées au milieu des années 1970 ont une espérance de vie de deux ans et demi supérieur à la génération 1950, mais auront une durée de retraite à peine équivalente (Figure 1).
Figure 1 (voir source et guide de lecture dans le billet de Michaël Zemmour).

L'analyse est juste mais partielle. Si on étend la projection sur une durée plus longue, on voit que les effets des réformes passées (notamment le recul des âges légaux de départ à la retraite et l'allongement de la durée requise pour le taux plein) se dissipent pour les générations nées après 1973.

Et surtout, plutôt que d'envisager une durée absolue de retraite (le nombre d'années qu'on peut espérer passer à la retraite), on peut s'intéresser à la durée relative de retraite sur la vie totale (quelle part de la vie est vécue à la retraite, par rapport à l'enfance et la vie active). À partir de la génération née en 1943 (qui a eu 60 ans au moment de la réforme de 2003) et jusqu’à la génération 1973 (celle qui marque la fin de la montée en charge de la réforme de 2014 en matière de durée d’assurance requise pour le taux plein), la durée de retraite relative se stabiliserait légèrement au-dessus de 29 %. En effet, l’allongement de l’espérance de vie s’accompagne d’un recul de l’âge de la retraite, mais aussi d’une entrée plus tardive sur le marché du travail. Au-delà de la génération 1973, si on suppose que les âges légaux et la durée d’assurance requise pour le taux plein ne sont pas modifiés, on observerait une augmentation de la durée de retraite relative sous l’effet des gains d’espérance de vie.
Source : COR.

Complément : oui, d'accord, mais l'espérance de vie va-t-elle continuer de s'accroitre dans le futur ?

Comme pour les projections de croissance tendancielle de productivité du travail à l'horizon 2070, personne n'en sait rien. Les projections d'espérance de vie extrapolent les tendances passées : les démographes anticipent une poursuite des gains d'espérance de vie, avec une réduction des écarts entre les femmes et les hommes (les lecteurs et lectrices motivé.e.s pourront consulter les propos d'experts pages 36 à 44 de ce document).

Globalement, comme pour les projections de croissance économique, les démographes se divisent entre les "optimistes" qui tablent sur une "compression de la morbidité", c'est-à-dire sur le fait que les progrès médicaux permettront de prévenir et traiter les maladies ; et les "pessimistes" qui pensent que d'une part les progrès médicaux ne se diffusent pas uniformément dans la population (restriction d'accès au soin pour les populations défavorisées - financièrement ou territorialement) et d'autre part que les comportements (obésité, addictions) et les perturbations environnementales pourraient avoir, à terme, une influence sur la durée de vie humaine.

Si on replace les projections d'espérance de vie dans une perspective historique, on peut noter que pour l'instant, ces projections ont sous-estimé les progrès d'espérance de vie, comme le montre la figure ci-dessous. On voit que les courbes de projections (hormis 1964 et en partie 1970), se situent en dessous de la courbe rouge de l'évolution observée. La sous-estimation est plus importante pour les hommes que pour les femmes, notamment pour les projections les plus récentes (1995, 2003 et 2006).



d_phi retraites #8

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