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lundi 27 avril 2020

Retraites et Covid-19

Quelles peuvent être les conséquences de la pandémie de Covid-19 sur le système de retraites ? Dans ce billet, je livre en vrac quelques réflexions sur le sujet. Comme la crise sanitaire est loin d'être achevée, j'essaie d'évaluer des ordres de grandeur et de fournir quelques hypothèses sur l'impact du Covid-19 sur l'équilibre du système financier à court-moyen terme. Tout ceci n'est pas très abouti, mais c'est un peu dans la veine de la reprise d'activité de Stéphane Menia.

1. La pandémie de Covid-19 a suspendu le processus de réforme du système de retraites

Le 24 janvier 2020, en Conseil des Ministres, Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé et Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État auprès de la ministre des solidarités et de la santé, chargé des retraites, ont présenté le projet de loi organique relatif au système universel de retraite et le projet de loi instituant un système universel de retraite.

Le samedi 29 février 2020 a scellé la conjonction de la crise du Covid-19 et de la réforme des retraites, puisque le Premier Ministre a, conformément à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution de 1958, et après en avoir obtenu l’autorisation du conseil des ministres du 29 février (dont on ne trouve pas trace dans le compte rendu), décidé d’engager la responsabilité du gouvernement sur le projet de loi instituant un système universel de retraites.

Le 3 mars 2020, ce projet a été adopté par l'Assemblée nationale (texte n°409, avec liens vers les amendements), ainsi que le projet de loi organique (texte n°410, avec liens vers les amendements), ce dernier texte étant transmis au Sénat.

Le lundi 16 mars, dans une communication aux Français consacrée à la lutte contre l’épidémie de Covid-19, le Président de la République a annoncé que toutes les réformes seraient suspendues, à commencer par celle des retraites.

À ce stade, on ignore la durée de la suspension. Ce que l'on sait, c'est que non seulement le processus législatif est interrompu, mais les travaux de la conférence de financement sont également suspendus, à ma connaissance. Si l'exécutif devait renoncer à la réforme au cours du présent quinquennat, le coût de cette réforme devrait être évalué (coût de fonctionnement du Haut Commissariat, puis du Secrétariat d'Etat à la réforme des retraites, ainsi que les coûts induits pour les régimes, les partenaires sociaux, les administrations et les citoyens impliqués).

2. La difficile évaluation du bilan démographique du Covid-19

L'impact de la pandémie du Covid-19 sur le système des retraites implique en premier lieu une évaluation du bilan démographique du Covid-19. En matière d'information publique, l'Insee a déployé une communication à la fois rapide, régulière et exhaustive, dans un environnement de travail nécessairement dégradé.

Il existe d'autres sources d'informations : celle du Gouvernement ; celle de l'Université John Hopkins pour des comparaisons internationales ; l'Ined mobilise également ses chercheurs sur la pandémie.

L'Insee publie des statistiques quotidiennes de décès par département, qui permettent des comparaisons régionales, mais également des comparaisons entre la mortalité observée sur les mois de mars et avril des années 2018 et 2019. Olivier Bouba-Olga sur son blog publie une série de billets sur l'épidémie, sans sa dimension territoriale.

Dans un billet remarquable, l'Insee invite à utiliser les statistiques de décès avec discernement. L'Insee souligne que les données brutes sont incomplètes (il existe des délais légaux de remontée des décès auprès de l'Insee), entachées d'erreur possibles (saisies, double compte ou difficulté d'imputation en cas de transport de malades, attaque cybernétique à Marseille). Par ailleurs, l'imputation d'un décès au Covid-19 est largement conventionnelle en cas de comorbidité. Également, il est possible des personnes souffrant d'autres pathologies importantes aient différé leur demande de soins et s'exposent à un risque de mortalité élevé faute de soins : elles ne mourront pas "du" Covid-19, mais "à cause" du Covid-19. Les personnes guéries auront peut-être aussi une espérance de vie réduite, fragilisées par un séjour prolongé en réanimation. Le confinement induira une augmentation des accidents ou des violences domestiques, et partant les décès induits par ces accidents ou violences. A contrario, le confinement causé par le Covid-19 aura réduit la mortalité routière, et peut-être d'autres causes de mortalité (pratique de sports extrêmes). Le bilan démographique du Covid-19 ne pourra s'apprécier que bien au-delà de l'extinction de la pandémie (si extinction, il y a...).

Hasardons une hypothèse au doigt mouillé, compte tenu des informations actuelles : entre 25 000 et 30 000 décès dûs au Covid-19 pour l'année 2020 (si on considère qu'une deuxième vague conduira à un nombre de décès plus faible), dont 90% concernent les plus de 60 ans, c'est-à-dire en majorité des retraités. Pour l'année 2020, par rapport aux projections antérieures, on compterait ainsi environ 27 000 décès supplémentaires de retraités. Évidemment, ce flux de retraités décédés se "diffusera" dans les statistiques de retraités des années suivantes, en tenant compte de l'âge au décès de ces retraités.

3. Des dizaines de milliards vs. des millions d'euros

Après avoir compté 60 millions de sélectionneurs de l'équipe de France de football, la France s'est découvert 60 millions de virologues, d'épidémiologues, de spécialistes de santé publique et, bien sûr, d'économistes... Parmi ceux-ci, certains ont vu dans le Covid-19 la résolution facile des problèmes de financement du système de retraite, pour peu qu'on laisse jouer l'immunité de groupe. Outre le cynisme de la proposition (et l'inefficacité du pari si l'exposition au virus ne garantit pas l'immunité), les ordres de grandeur montrent que le compte n'y est pas.

Regardons du côté des dépenses. Si on conjecture 27 000 décès supplémentaires, par rapport aux décès projetés en novembre 2019, date du dernier rapport du COR, et avec un niveau de pension moyen mensuel de l'ordre de 1 500 euros, la réduction de dépenses au titre de 2020 s'élève à 27 000 multiplié par 1500 multiplié par 12, soit 486 millions d'euros. C'est un ordre de grandeur qui ne tient pas compte de la composition par genre (les hommes représentent une plus forte proportion des décès que les femmes, et ont une pension moyenne supérieure à celle des femmes) et par âge (les retraités les plus âgés ont des pensions inférieures aux retraités les plus jeunes). Comme je le soulignai plus haut, les décédés Covid-19 entraîneront des économies de dépenses de retraite pendant plusieurs années, en fonction de la distribution des âges au décès : les retraités décédés Covid-19 de 65 ans auraient pu "espérer" vivre encore 20 ans, et donc le système de retraite "économisera" leur pension pendant 20 ans. Si, au doigt mouillé, on considère que la durée moyenne de versement s'élève à 6 ans (la part des individus très âgés dans les décès Covid-19 étant prépondérante), et en omettant la revalorisation des pensions, ainsi que leur structure par âge, on a un ordre de grandeur de 3 milliards d'euros pour la somme des pensions "économisées" par le Covid-19.

Regardons maintenant du côté des recettes, avec un calcul quick and dirty à ce stade de nos informations sur l'activité économique au cours de l'année 2020. Dans les dernières projections du COR (rapport de novembre 2019), le montant des ressources du système de retraites projeté pour 2020 s'élevait à 328,9 milliards d'euros (soit environ 27,4 milliards d'euros par mois, pour simplifier, même s'il existe une saisonnalité dans l'activité). Supposons que les mois de mars et avril enregistrent une baisse de 50% des cotisations, puis que les mois de mai à octobre une baisse de 25%, novembre et décembre revenant aux montants initialement projetés (comme janvier et février dont on suppose qu'ils n'ont pas été affectés). Sur cette base, le montant des ressources du système de retraites pour 2020 s'élèverait à 260 milliards d'euros, soit un manque à gagner de 69 milliards d'euros par rapport aux projections de novembre 2019. 

Bien entendu, le calcul sur les ressources est très hasardeux. La réduction d'activité entraîne mécaniquement une perte de ressources, puisque les indemnités d'activité partielle des salariés du secteur privé ne sont pas assujetties à cotisations sociales (ce sont des revenus de remplacement). Les indépendants bénéficient (à la date où ce billet est écrit) d'un report de cotisations pour les mois de mars et avril. Notons que pour les régimes de fonctionnaires, les ressources ne sont pas affectées (au premier ordre). Mais on peut néanmoins conjecturer que l'ordre de grandeur entre les pertes de ressources (entre 40 et 100 milliards pour donner une fourchette large, au titre de 2020) est sans commune mesure avec les économies de dépenses (de l'ordre 500 millions d'euros pour 2020, et de l'ordre de 1 à 5 milliards en cumulé sur 6 ans).

4. Une inversion de tendance : les retraités "gagnant" au mécanisme d'indexation des pensions?

Dans notre système actuel, les pensions des retraités inférieures à 2 000 euros par mois sont indexées sur l'inflation (les pensions supérieures sont sous-indexées par tranches, celles supérieures à 2014 euros l'étant au taux de 0,3% selon la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020).  La crise sanitaire a perturbé ce mécanisme complexe.

L'indexation des pensions sur l'inflation, et non sur la croissance des salaires nominaux, est une des propriétés non désirables du système de retraite. Indexer les pensions sur l'évolution des prix (au moins partiellement) permet de maintenir le pouvoir d'achat des retraités (au moins partiellement) mais au prix d'un décrochage de leur niveau de vie par rapport à celui des actifs. En effet, les salaires des actifs évoluent selon les progrès de productivité du travail. Et si l'évolution tendancielle de la productivité du travail ralentit, elle est néanmoins positive en termes réels :
Source : rapport du COR, novembre 2019, page 19

On constate que les années de crise financière et économique entre 2007 et 2009 ont entraîné une baisse de la productivité du travail en termes réels, mais qui ne s'est pas traduite par une baisse du salaire moyen par tête en termes nominaux. Autrement dit, même en tenant compte des années de crise, le niveau de vie des actifs a continué de progresser relativement au niveau de vie des retraités.

Il se pourrait qu'à la différence de la crise de 2007-2009, la pandémie de Covid-19 induise une situation inédite : on peut s'attendre pour 2020, et avec un effet d'inertie pour 2021, à une baisse de la rémunération moyenne des actifs en termes nominaux, alors que les pensions des retraités augmenteront au rythme de l'inflation (au moins partiellement).


5. Quelques considérations sur le "modèle suédois"

La gestion de la crise sanitaire a emprunté des voies multiples selon les pays. La Suède est apparue, et apparaît encore, comme un pays atypique. En effet, la Suède a parié sur la stratégie de l'immunisation collective, avec un confinement sélectif. Même si, au sein même du pays, il existe des voix discordantes, les analystes ont souligné que la stratégie reposait sur des caractéristiques propres au pays (à moduler : d'autres pays nordiques partagent ces caractéristiques et ont néanmoins privilégié le confinement) : fort degré de confiance, verticale (entre les autorités publiques et les citoyens) et horizontale (entre les citoyens eux-mêmes) ; indépendance des agences, notamment l'agence de santé, vis-à-vis du pouvoir exécutif ; responsabilisation individuelle...

Pour l'instant, cette stratégie ne semble pas avoir une efficacité significativement plus importante, en termes de mortalité rapportée à la population totale. Elle invite cependant à repenser le modèle suédois dans une totalité. 

En effet, la réforme des retraites entreprise en France s'est appuyée initialement (c'est-à-dire dans le programme électoral du candidat Emmanuel Macron à l'élection présidentielle de 2017) sur l'architecture et le fonctionnement du système de retraite suédois, à travers notamment les travaux d'Antoine Bozio et Thomas Piketty. Au coeur de ce système, figurent les caractéristiques précédemment évoquées : responsabilité individuelle (notamment le choix de l'âge de départ à la retraite), confiance (dans la stabilité des paramètres du système), indépendance de l'agence des pensions (dans le pilotage du système). 

Si le projet de réforme des retraites finalement adopté en France (quoique suspendu) a fortement divergé de l'inspiration initiale, c'est probablement que les acteurs de la réforme, gouvernement, parlement, partenaires sociaux et citoyens ont des caractéristiques très éloignées du modèle suédois. C'est probablement une invitation à penser une réforme des retraites, non pas en empruntant un "modèle", quels que soient ses mérites, mais en inventant une architecture, un fonctionnement et un pilotage en adéquation avec la population dont elle couvrira le risque vieillesse.

d_phi retraites #10

1 commentaire:

  1. Bonsoir, pour l'estimation au doigt mouillé, ne faudrait il pas savoir quelle est la surmortalité car il est très probable qu'un grand nombre des décès aurait eu lieu de toute façon ? Si l'on suit ce fameux professeur allemand, elle pourrait même être quasi nulle...

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