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vendredi 1 avril 2022

La retraite à 20 ans ?

 

Lectrice (trop peu) choyée, lecteur (intermittemment) adoré, si tu penses à un poisson d’avril, passe ton chemin. Il sera ici question d’une chose trop sérieuse pour être laissée aux économistes lugubres. Je m’en vais te faire le compte rendu d’un formidable petit ouvrage, écrit par Grégory Ponthière et intitulé Retraites et justice sociale, la logique de la retraite inversée, paru dans une nouvelle maison d’édition dirigée par Sandrine Levasseur, L’autreface.

Le point de départ : la retraite comme couverture du risque de longévité

Dans le sens commun, la retraite est la période d’inactivité qui vient après une vie de travail. Elle est financée par l’assurance vieillesse, pour partie obligatoire, qui protège contre le risque de vivre trop vieux en permettant le transfert de revenu de la vie active vers la retraite. Comme toute assurance, l’assurance vieillesse mutualise des risques et opère un transfert de revenu vers les personnes les plus exposées au risque. En l’occurrence, parce que l’assurance vieillesse couvre le risque de longévité, le transfert de revenu va des personnes dont la vie est brève vers les personnes qui vivent le plus longtemps.

Si les différences de longévité étaient purement aléatoires, cette mutualisation des risques de longévité ne poserait guère de problème. Or l’espérance de vie individuelle dépend de déterminants biologiques, mais également de facteurs socioéconomiques. Ainsi, les personnes aisées ont une espérance de vie plus élevée que les personnes défavorisées et « profitent » plus que les personnes aux revenus et conditions de vie modestes de l’assurance vieillesse. En revanche, les personnes les moins aisées sont plus exposées au risque d’une vie brève (pour fixer les idées, le risque de décéder avant 60 ans), qu’aucune assurance sociale ne prend en charge.

Penser autrement :  la retraite comme couverture du risque de mort précoce

L’ouvrage de Grégory Ponthière se propose d’analyser le bien-fondé et les modalités d’une telle assurance sociale contre la vie brève qu’il appelle « retraite inversée ». Sa démonstration opère en trois temps.

En quoi mourir jeune est-il dommageable ?

Le premier chapitre identifie la nature des dommages causés par une vie brève et en mesure l’ampleur. La couverture du risque de décès précoce ne saurait être assimilée à une assurance en cas de décès, dans laquelle les bénéficiaires sont des ayants-droits du défunt. Dans l’assurance contre le risque d’une vie brève, le bénéficiaire est l’assuré lui-même. Et il ne s’agit pas de s’assurer contre la mort en soi, ce qui est théoriquement impossible puisque la mort est un événement certain, mais contre les dommages causés par une mort prématurée. Quels sont ces dommages ?

Pour répondre à cette question, Grégory Ponthière convoque les philosophes et leur appréhension de la mort. Le point de départ est la thèse soutenue par Épicure selon laquelle « la mort n’est rien pour nous ». Autrement dit, la mort est neutre pour la personne qui en est victime, elle ne cause pas de dommages et donc il n’y a pas lieu d’indemniser la potentielle victime d’une mort précoce. D’autres auteurs (Sénèque, Wittgenstein, Bachelard) développent également des thèses de la neutralité, en soulignant qu’une mort précoce n’est pas dommageable si on gaspille son temps de vie qu’elle interrompt quelque chose sans temporalité ou sans durée.

Grégory Ponthière se réfère ensuite aux philosophes anglo-saxons contemporains qui rejettent la thèse de la neutralité de la mort, sur la base de différents fondements. Certains événements peuvent causer des maux pour des personnes, même si ces personnes ne sont plus là lorsque ces événements surviennent. Pour Parfit, c’est le biais en faveur du futur (par opposition au fait que peu de personnes regrettent leur non existence passée) qui rend la mort – éloignée dans le futur – dommageable. Broome, comme les économistes du bien-être, défend l’idée que la mort cause un dommage pour le défunt, mesuré comme la différence entre le bien-être effectif d’être vivant et le bien-être hypothétique qui aurait prévalu en l’absence de mort précoce.

Si mourir jeune est dommageable, une assurance sociale est-elle nécessaire pour couvrir le risque d’une mort précoce ?

Dès lors qu’il existe des arguments pour soutenir l’existence de dommages causés par une vie brève, encore faut-il justifier de la nécessité d’une assurance sociale pour les couvrir. C’est l’objectif du deuxième chapitre qui développe des arguments en faveur d’une assurance sociale, plutôt qu’une assurance privée de ces dommages.

Qu’est-ce qu’une protection sociale juste contre le risque de mort précoce ? Grégory Ponthière interroge les différentes conceptions de justice sociale : la conception utilitariste de Bentham qui recommande de couvrir le risque de longévité, plutôt que celui de mort précoce ; la conception égalitariste de Rawls pour qui les institutions justes doivent donner à tous les moyens leur assurant ex ante l’opportunité de réaliser leur projet de vie, mais pas de réparer ex post les accidents de la vie. En revanche, la théorie de la responsabilité et de la compensation de Fleurbaey permet de justifier la compensation d’une vie brève, parce que cette dernière échappe, au moins partiellement, à la responsabilité individuelle.

À supposer que le risque d’une vie brève puisse être socialement assurable, peut-il prendre la forme de l’assurance maladie ou l’assurance chômage ? Non, à l’évidence, puisque le défunt ne peut être bénéficiaire d’une compensation. Mais d’autres formes sont concevables dès lors que la compensation du dommage causé par la vie brève s’opère lorsque les personnes sont encore vivantes. Faute de pouvoir identifier les personnes dont la mort sera précoce, il suffit d’améliorer la qualité des conditions de vie aux jeunes âges. Certes, on améliore également le bien-être des personnes dont la vie sera longue, mais à choisir une éventuelle iniquité, il vaut mieux courir le risque de compenser un individu qui n’en a pas besoin, que le risque de ne pas compenser quelqu’un dont la vie sera brève. Enfin, l’assurance sociale contre la vie brève doit obéir à la maxime au cœur de l’ouvrage de Grégory Ponthière : « l’État-providence doit veiller à concentrer les bonnes choses de la vie aux jeunes âges, et à concentrer les moins bonnes choses aux âges plus élevés, et ce dans une mesure telle que le bien-être associé à une vie brève soit aussi élevé que le bien-être associé à une vie plus longue ». Si on admet que le loisir est une bonne chose, et le travail une moins bonne chose de la vie, alors la maxime suffit à fonder la retraite inversée.

Reste à justifier la prise en charge sociale, et non privée, du risque de vie brève. Ici, Grégory Ponthière en appelle au déni de la mort, souligné par les philosophes (tel Jankélévitch), et au biais d’optimisme mis en évidence par les économistes comportementalistes (tel Kahneman). Si chacun occulte, néglige, ou sous-estime le risque de mourir précocement, l’assurance privée ne peut fonctionner efficacement, faute d’offre : « protéger les êtres humains contre le risque d’une vie brève, c’est aussi les protéger contre leurs espoirs insensés d’immortalité ».

Comment concevoir, en pratique, une retraite (partiellement) inversée ?

Le troisième chapitre examine le design optimal de cette assurance sociale qui prend la forme d’une « retraite (partiellement) inversée ». Grégory Ponthière propose un système de retraite par répartition, obligatoire, dans lequel les cotisations des travailleurs âgés financeraient les prestations versées aux jeunes adultes, sans contrepartie. Il s’agirait d’un système de retraite partiellement inversée, dans la mesure où il existerait non seulement une assurance contre la vie brève, mais également une assurance contre le risque de longévité, telle que nous la connaissons dans nos systèmes de retraite actuels. La vie se décomposerait donc en trois phases : retraite (assurance vie brève), activité et retraite (assurance longévité).

La situation démographique et technologique des économies contemporaines offre « une fenêtre d’opportunité historique » pour la mise en œuvre de la retraite inversée : une proportion importante de seniors productifs et en bonne santé peut financer la retraite des jeunes adultes. La prestation retraite des jeunes adultes s’entend comme une prestation contributive inversée. Il s’agit de jouir de son temps libre comme on le souhaite, sans contrepartie, à l’instar des retraités actuels. Cette période socialement financée permettrait à tous de se former, de s’impliquer dans des activités associatives bénévoles. Elle permettrait également aux jeunes adultes de fonder une famille sans attendre un CDI. Mais, puisqu’il s’agit d’une assurance contre la vie brève, c’est bien un usage inconditionnel du temps libre qui serait proposé.

Se pose alors la question du financement d’un tel système ? L’équation financière repose sur trois éléments : la structure par âge de la population, la relation entre âge et productivité du travail et les âges d’entrée et de sortie du marché du travail. La clef de la réussite de la retraite inversée repose sur un décalage de la vie active par les deux bouts : à durée d’activité inchangée, il s’agit de reporter les âges d’entrée, et de sortie, du marché du travail.

Grégory Ponthière ne propose pas une étude chiffrée précise des masses financières en jeu, mais des ordres de grandeur plausibles compte tenu de la complexité du système de retraite actuel. Par exemple, en accordant une pension de retraite « jeune » entre 18 et 21 ans et en décalant l’âge d’ouverture des droits à une pension de retraite « senior » à 65 ans, Grégory Ponthière évalue à 1,32 le ratio « cotisants/retraités » (contre un ratio observé égal à 1,35 en 2018, avec un âge de retraite à 62 ans). Comptablement, l’équilibre financier d’un système de retraite (partiellement) inversée repose sur un couple d’âges pivots, d’entrée et de sortie du marché du travail.

Ces âges conditionnent le ratio de support démographique, mais ne disent rien du montant de la « pension jeune retraité ». À quel niveau fixer cette pension ? Plusieurs options sont possibles, allant d’un niveau proche du minimum contributif du régime général au niveau de la pension moyenne des retraités, en passant par une pension jeune fixée au niveau du SMIC. Grégory Ponthière ne tranche pas : ce niveau doit être soumis à la délibération démocratique. Tout au plus, souligne-t-il les éléments de l’arbitrage : un niveau élevé sur une durée courte ou une pension relativement faible sur une durée plus longue.

Une telle proposition ne va pas sans objections que Grégory Ponthière n’esquive pas, notamment celle de la transition. La retraite des seniors est une « récompense » alors que la retraite des jeunes est un repas gratuit ? Mais ce repas gratuit n’est que la contrepartie de la réparation d’un dommage. La retraite jeune est une désincitation au travail ? Sachant qu’aucun système de retraite inversé n’existe, Grégory Ponthière admet qu’il est difficile d’en mesurer les conséquences sur le marché du travail. Tout au plus souligne-t-il que l’inversion de la retraite n’est que partielle, et qu’une retraite senior continuera d’exister avec ses incitations actuelles, notamment l’atteinte du taux plein. Surtout, la retraite inversée est un moyen de témoigner aux jeunes « que leurs vies importent en tant que telles », un signal de confiance sociale.

Un ouvrage ambitieux et courageux qui prône un État-providence offensif, prenant soin de chaque vie humaine, même la plus éphémère

Gégory Ponthière nous invite à penser contre l’évidence de nos systèmes de retraite qui font de la longévité le seul risque viager à couvrir. Avec la retraite inversée, c’est le risque de mort prématurée qui est socialement assuré. Cette exigence sociale est d’autant plus pertinente qu’il n’est pas possible de concevoir une assurance privée contre la mort précoce dans laquelle le bénéficiaire serait l’assuré.

Quelques observations pour conclure, sans épuiser la richesse des réflexions philosophiques, sociales et économiques qui jalonnent l’ouvrage. Parmi les objections rapidement écartées, mentionnons l’aléa moral que constitue le suicide dans une assurance décès. Certes cette problématique est « singulière » comme l’indique Gregory Ponthière, mais elle renvoie à un courant philosophique qui n’envisage pas la mort sous l’angle de la neutralité, mais de la désirabilité en référence à l’absurdité du monde. Subsiste aussi une (légère) ambiguïté relative à la durée de la vie brève : on comprend que le décès précoce intervient après quelques décennies d’existence. Mais on pourrait aussi définir le décès précoce comme celui qui intervient avant l’âge auquel il reste statistiquement encore x (par exemple 30) années à vivre. Une telle représentation serait probablement plus conforme à l’objection qui existe à repousser l’âge de la retraite au-delà de 65 ans : c’est bien le décès prématuré, alors qu’on n’a pas « profité » de sa retraite, qu’il importe de couvrir. Également, la retraite inversée est aussi l’occasion de repenser le travail dans nos sociétés contemporaines : à représenter le travail comme une « mauvaise chose de la vie », on risque de surestimer les besoins de compensation monétaire du décès précoce. Le travail s’inscrit aussi dans des rapports sociaux.

Enfin, et c’est probablement la gageure la plus importante, comment mettre effectivement en œuvre un tel projet social, quand on voit comment la réforme des retraites initiée par Emmanuel Macron en 2017, pourtant parfaitement orthodoxe, a été dénaturée dans son processus d’élaboration jusqu’à son adoption en première lecture par l'Assemblée nationale en mars 2020 ? La technocratie s’accommode souvent mal de l’imaginaire raisonnable.

2 commentaires:

  1. La présentation d'une telle prestation comme une assurance (et encore plus sa qualification comme "retraite") reste curieuse. Dans une assurance (privée ou socialisée), la cotisation est certaine tandis que la prestation est aléatoire, car soumise à la réalisation du risque (la prestation visant à compenser les conséquences négatives de cette réalisation). Ici, c'est le contraire : la prestation est certaine, mais c'est la cotisation qui est aléatoire, car soumise à la réalisation de la "chance" consistant à (sur)vivre jusqu'aux âges de travailler. La contrepartie privée serait l'emprunt plutôt que l'assurance : il s'agirait en quelque sorte d'un "emprunt socialisé".

    Il peut donc y avoir de très bonne raison d'organiser une redistribution entre les personnes en emploi et les 18-21 ans, mais n'est-ce pas rajouter de la confusion plutôt qu'autre chose de vouloir présenter cela comme une "assurance sociale" et encore plus une "retraite" ? (au-delà du slogan fun ...)

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