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dimanche 30 juin 2024

Quelques réflexions sur les programmes, en matière de retraite, des principaux partis lors des élections législatives de 2024

Dans le cadre de la campagne pour les élections législatives, j’ai été invitée à commenter les programmes des principales listes candidates sur la question des retraites, dans l’émission Sens Public animée par Thomas Hugues sur Public Sénat. Comme toujours, l’exercice est frustrant car il oblige à des arguments lapidaires, ce qui n’est pas la qualité principale des universitaires en général, et la mienne en particulier. Je vais donc prendre mes aises dans ce billet, pour développer quelques arguments.

Élaborer un programme en matière de retraite dans un délai aussi contraint est une gageure

Concevoir un programme sur les retraites est un exercice compliqué, surtout dans un délai aussi court. La question est résolue pour le parti présidentiel et ses alliés : une réforme a été votée en avril 2023, mise en œuvre au 1er septembre 2023 pour la plupart de ses dispositions. Des clauses de rendez-vous ont été données : saisi en mai 2023 par la Première Ministre Elisabeth Borne, le Conseil d’orientation des retraites doit faire des propositions en matière de droits familiaux et conjugaux d’ici octobre 2024, et le Comité de Suivi des Retraites doit procéder à une évaluation de la loi avant le 1er octobre 2027. Pour Les Républicains (ce qu’il en reste) et les partis de droite libérale, la posture est au rejet de la loi de 2023, mais la ligne directrice reste l’utilisation du levier de l’âge (à la hausse) pour stimuler l’emploi, la production, et partant, l’équilibre des comptes publics. Cette ligne est complétée par un plaidoyer pour la capitalisation, là encore dans le droit fil des propositions récurrentes depuis l’abrogation de la Loi n°97-277 du 25 mars 1997 créant les plans d'épargne retraite

Pour le Nouveau Front Populaire, on dispose d’un programme relativement détaillé, dans lequel l’abrogation de la loi de 2023 est l’élément saillant. En raison de l’urgence pour constituer le programme, et compte tenu du dissensus important au sein de l’alliance sur les propositions affichées pour les retraites, on peut douter que le programme soit appliqué en l’état si le NFP disposait d’une majorité parlementaire ou gouvernementale à l’issue des élections. 

Pour le Rassemblement National, c’est ici que le programme est le plus labile, ce qui peut surprendre, car indépendamment de la soudaineté de la dissolution, le RN devrait avoir un programme clef en main pour les retraites. Or les différentes interventions de Jordan Bardella, devant le MEDEF ou lors des débats télévisés, montrent que la doctrine n’est pas stabilisée. De manière générale, en matière économique, on peine à connaître la colonne vertébrale du programme du RN. Autant pour toutes les autres formations politiques (libérales, social-démocrates, interventionnistes), il est facile d’associer des noms d’experts (chercheurs, universitaires, experts de think tanks) dont les travaux soumis à l’évaluation par les pairs fondent la légitimité, pour le RN, on se demande en paraphrasant Kissinger, « l’expert économique du RN, quel numéro de téléphone ? ». Que Jordan Bardella énonce des éléments de langage sur des aspects techniques sans les maîtriser est du second ordre : personne n’a interrogé Gabriel Attal sur les caractéristiques précises du dispositif de carrières longues, qui différencie la durée de cotisation nécessaire pour une retraite anticipée, fonction de l’âge à la première cotisation, selon que l’on est né avant (5 trimestres) ou après (4 trimestres) le 1er octobre. Il serait beaucoup plus intéressant de savoir quelle conception de la retraite a le RN : droit au repos ? rétribution d’une carrière passée ? mutualisation du risque de longévité ? socialisation des ressources à âge élevé ?

Adéquation des retraites vs. soutenabilité financière, la vraie ligne de fracture

Sur le fond des propositions, l’attention du programme de NFP est résolument portée sur des considérations d’adéquation (quel niveau de pension ? quelle durée de retraite ?), alors que les autres programmes sont dans la lignée de la réforme de 2023 et se concentrent sur la soutenabilité financière du système de retraite, c’est-à-dire sa capacité à verser des pensions sous contrainte stricte de financement.

Le programme du NFP se décline en deux temps, le temps de la rupture, puis le temps des transformations. Dans le temps de la rupture, la formule choc de l’ « abrogation immédiate de la loi de 2023 » a été énoncée, puis modérée par la proposition de l’abrogation immédiate des « décrets d’application de la réforme d’Emmanuel Macron passant l’âge de départ à la retraite à 64 ans ». Jean-Luc Melenchon précise le calendrier dans cette interview : retour à 62 ans dès que le Gouvernement est formé, c’est-à-dire possibilité pour les personnes qui atteignent 62 ans de partir instantanément. 

Quelques observations sur ce temps de la rupture. Juridiquement, le programme annonce l’abrogation des décrets d’application. Or les décrets d’application ne concernent pas les âges d’ouverture des droits pour les salariés du secteur privé qui sont inscrits dans la loi elle-même dans son article 10.  C’est donc bien à l’abrogation d’un article de loi qu’il faudra procéder et non à celle de décrets d’application (les décrets concernent la transposition des règles d’âge dans la fonction publique ou pour des catégories de travailleurs bénéficiant d’âges dérogatoires). Sur un plan technique ensuite, la demande de liquidation des droits à la retraite est un processus long qui s’anticipe en général quelques mois avant la date cible de départ. L’instruction de la demande est rapide lorsque la carrière a été continue, cotisée dans un seul régime et sans accidents de la vie particuliers. Mais lorsqu’on est poly-affilié (avec plusieurs statuts d’activité dans la carrière, ayant cotisé à plusieurs caisses) ou qu’on a fait des bouts de carrière à l’étranger, l’instruction est potentiellement beaucoup plus longue. Sur un plan opérationnel, et on ne l’a pas souligné assez car on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure, les caisses de retraite de base, au premier rang desquelles la Caisse nationale d’assurance vieillesse, ont mis en œuvre l’ensemble des dispositions de la loi dans un délai extrêmement serré, mobilisant les agents pendant la période d’été 2023. Revenir au statu quo ante sur l’âge exercera une pression supplémentaire : ce ne sont pas les cohortes qui souffleront leurs 62 bougies en juillet 2024 qui pourraient ouvrir immédiatement leurs droits, mais potentiellement les cohortes nées à partir du 1er septembre 1961, et qui n’ont pas encore liquidé leurs droits, qui pourraient demander leur liquidation immédiate. Pas sûre que les systèmes d’information et les personnels des caisses résistent à cette surcharge (environ deux cohortes de potentiels futurs pensionnés, soit 1,4 millions de personnes). Enfin, ayons une pensée pour ces générations 1961 et 1962 qui viennent de partir à la retraite à 62 ans et 3 mois, ou 62 ans et 6 mois, et qui, à la brutalité de la réforme 2023 qui leur a été imposée, auront le sentiment d’avoir été flouées par rapport à leurs cadettes immédiates…

Sur le temps des transformations, le programme du NFP combine deux leviers de la répartition : la hausse des prélèvements et la baisse de l’âge d’ouverture des droits, avec pour objectif le retour à la retraite à 60 ans. Revenir en 2024 à la retraite à 60 ans, soit au même âge qu’il y a un peu plus de 40 ans, fait fi des progrès d’espérance de vie, y compris en bonne santé, enregistrés en quatre décennies. À la grande louche, même si on observe un ralentissement des progrès d’espérance dans la dernière décennie, l’espérance de vie augmente d’environ un an tous les dix ans. Plus précisément, l’espérance de vie à 60 ans est passée de 25 ans en 1994 à 27,9 ans en 2023 pour les femmes (respectivement, 19,7 ans à 23,7 ans pour les hommes). Autrement dit, un homme de 60 ans aujourd’hui peut espérer vivre jusqu’à 83,7 ans, contre 79,7 ans en 1994. En trois décennies, les hommes de 60 ans ont gagné quatre années de vie. Instaurer la retraite à 60 ans en 1982 n’a pas la même signification, ni les mêmes enjeux financiers qu’aujourd’hui. À cette augmentation de l’espérance de vie, s’ajoute le financement des générations encore vivantes et nombreuses du baby-boom, dans un contexte de baisse projetée du nombre d’actifs cotisants à partir de 2040. Autant dire, que la retraite à 60 ans impose d’activer de nouveaux leviers de financement.

Le programme du NFP y pourvoit en soumettant à cotisation les dividendes, la participation, l’épargne salariale, les rachats d’action et les heures supplémentaires ; en augmentant de 0,25 point par an pendant 5 ans les taux de cotisations vieillesse et en modulant les cotisations sociales patronales ; en créant une surcotisation sur les hauts salaires. La première mesure est un élargissement de l’assiette de cotisation : on met à contribution des revenus autres que les revenus du travail. On peut s’interroger sur la mobilisation d’une telle source de financement : s’il s’agit de faire financer les retraites par des revenus du capital, pourquoi ne pas organiser directement la capitalisation (éventuellement collective, gérée par les pouvoirs publics) ? Quant à la hausse des taux de cotisation, soit elle se répercute sur le coût du travail, et in fine sur les prix si les entreprises ont la possibilité de répercuter les hausses de coûts, soit sur la réduction de la demande de travail, soit sur la perte de compétitivité, soit dans une baisse des salaires nets comme l’ont montré Antoine Bozio, Thomas Breda et Julien Grenet

Enfin, le NFP propose de « rétablir les facteurs de pénibilité supprimés par Emmanuel Macron ; prendre en compte le RSA pour valider des trimestres en vue de la retraite ; indexer le montant des retraites sur les salaires ». La pénibilité est un sujet complexe pour lequel mon expertise est limitée : je me bornerai à souligner qu’introduire des barèmes quantifiés de facteurs de pénibilité ouvre la possibilité pour les entreprises de transformer les seuils maximum d’exposition en normes acceptables, et de les désinciter à des efforts de prévention. Enfin, l’indexation des pensions sur les salaires, et non sur les prix, est une piste de réforme faisant consensus au sein des économistes spécialistes des retraites, dans sa propriété de désensibiliser le système de retraite à la croissance de la productivité (elle permet aux retraités de bénéficier, comme les actifs, des progrès de croissance réelle). Mais se limiter à cette indexation, sans dire comment elle pourra être financée, demande une instruction plus approfondie. 

En conclusion, le programme du NFP repose sur un choix collectif de socialisation plus poussée des revenus des plus de 60 ans. Mais il suppose qu’on consacre une part considérablement plus importante du PIB au financement des retraites. Ce choix pose la question de la répartition du revenu national entre les âges :  un chiffrage à la grosse maille avec le simulateur du COR montre qu’on pourrait passer de 13,5 % de PIB à 20 % de PIB en 2070 (incidemment, ce sont les ordres de grandeur qu’on prévoyait dans les années 1980 pour les années 2030).

Le (non) programme du RN, ou « l’économiste du RN, quel numéro de téléphone ? »

Le programme du RN, comme sur d’autres thématiques, en appelle à un prétendu bon sens : il est juste que ceux qui ont commencé à travailler tôt, partent tôt à la retraite. Il est regrettable que cette campagne électorale éclair fasse fi des travaux, désormais bien documentés, qui montrent que les personnes ayant commencé des carrières à des âges précoces ne sont pas des personnes fragiles, au sens de personnes pauvres, ou en mauvaise santé, ou à faible espérance de vie.

Il est indubitable que commencer sa carrière à un âge précoce est une condition nécessaire pour se constituer une « carrière longue ». Reprenons la passe d’armes du débat télévisé, qui envisageait une personne hypothétique entrant sur le marché du travail à 24 ans et, qui devant cotiser 42 annuités, se voyait contrainte de liquider à 66 ans, selon la proposition du RN. Effectivement, 24 ans est un âge tardif. Mais, dans de nombreux cas, les personnes faisant des études longues, totalisent des trimestres au titre des jobs étudiants, qui certes ne comptent pas pour des carrières longues, mais incrémentent le compteur standard de trimestres, comme le montre le graphique ci-dessous, tiré de cette étude de la Cnav. 

 


Mais ce n’est pas une condition suffisante. Même à supposer que l’entrée dans la vie active soit précoce, une carrière longue est une carrière continue, sans « trous » imputables à des événements de la vie personnelle (maladie, maternité) ou professionnelle (chômage, accident du travail, invalidité). Les carrières longues concernent majoritairement les hommes (66 % dans la génération 1955) ; au sein de la population masculine, majoritairement des ouvriers (51 %, contre 14 % de cadres) ; au sein de la population féminine, majoritairement des employées (49 % contre 23 % de professions intermédiaires).  Pour la génération 1954, le nombre d’années sans validation sur la carrière est en moyenne de 3,9 pour les hommes et de 5,6 pour les femmes. 

Une étude de Patrick Aubert montre que les bénéficiaires des dispositifs de départ anticipé pour carrières longues ont une espérance de vie légèrement supérieure à la moyenne des autres retraités (hors inaptes et invalides). L’argument d’un départ précoce à la retraite compensant une entrée précoce pour permettre une durée de retraite équivalente n’est donc pas recevable, sur le seul critère de l’espérance de vie. Par ailleurs, les bénéficiaires des dispositifs de carrières longues « déclarent moins souvent, en première année de leur période de retraite, des limitations dans les activités de la vie quotidienne ».

Lors de la campagne présidentielle de 2022, l’Institut Montaigne avait estimé le coût de la réforme, en fonction des éléments du programme de Marine Le Pen. On comprend, malgré les balbutiements de Jordan Bardella, qu’ils sont les suivants : âge d’ouverture des droits (AOD) à 60 ans pour 160 trimestres cotisés pour un âge au 1er trimestre cotisé de 20 ans ; AOD à 60 ans et 9 mois, pour 162 trimestres et 21 ans à la 1ère cotisation ; AOD à 61 ans, pour 164 trimestres et 22 ans à la 1ère cotisation etc. jusqu’à un AOD de 62 ans, pour 172 trimestres et plus de 25 ans à la 1ère cotisation. Ce barème semble très complexe, et en définitive, assez peu protecteur des carrières précoces : à la différence des dispositifs de carrières longues, il permet d’incrémenter le compteur de durée avec, par exemple, des jobs étudiants. Or, comme le montrent les statistiques de la Cnav, pour la génération 1991, environ 16 trimestres ont été validés en moyenne à l’âge de 25 ans.

Enfin, et peut-être surtout, dans un contexte de déclin de la fécondité, une fermeture du pays à l’immigration entraînerait une perte de ressources pour l’ensemble du système de retraite, comme le montre le rapport du COR de juin 2024. 


L’éléphant dans la pièce, dans tous les programmes : les régimes complémentaires

Tous les programmes, comme la réforme de 2023, n’évoquent que la retraite de base. Or, notre système de retraite est un système à plusieurs étages, dans lequel la retraite complémentaire professionnelle présente la particularité unique au monde d’être financée par répartition et pilotée par les partenaires sociaux. Dans les autres pays, les partenaires sociaux organisent ces retraites professionnelles, mais dans des régimes par capitalisation. L'originalité française pourrait être rangée au rang des bizarreries qui ne changent pas grand-chose au problème d’adéquation, ou de soutenabilité. En réalité, et la réforme de 2023 le montre, les partenaires sociaux peuvent détricoter dans les régimes complémentaires tout ce que la retraite de base a tricoté : instaurer des décotes en cas de durée d’assurance considérée comme insuffisante, modifier à la baisse les taux de cotisation ou les taux d’appel (c’est-à-dire les taux de cotisation qui n’ouvrent pas de droit supplémentaire, mais qui financent le régime de manière indifférenciée) si les taux de cotisation dans le régime de base sont considérés par les employeurs comme prohibitifs. Tout dépendra évidemment des rapports de force entre les organisations d’employeurs et de salariés.

Quant au mot d’ordre « abrogation de la loi tout de suite », s’il est simple et vendeur, il passe sous silence (volontairement ?) que la loi de 2023 contient un grand nombre de dispositions qu’il semble difficile de rayer d’un trait de plume : fermeture de cinq régimes spéciaux (depuis le 1er septembre 2023), possibilité de cumul emploi-retraite générateur de nouveaux droits, surcote parentale (très liée aux leviers d’âge et de durée d’assurance), pension minimale, retraite progressive dans la fonction publique. Que deviendra la surcote parentale si l’âge de la retraite est ramené à 62 ans ? On comprend qu’elle n’aurait plus de raison d’être pour les nouveaux liquidants, mais quid des personnes ayant déjà acquis ce nouveau droit ? Quid des fonctionnaires ayant ouvert un droit à retraite progressive ? Quid des nouveaux embauchés à la RATP, la Banque de France et dans les autres régimes spéciaux fermés ?

En définitive, la dissolution précipitée a tétanisé les esprits et toute la pédagogie ayant contribué à une meilleure compréhension du système de retraite se dissipe dans des slogans simplistes

Globalement, les concepteurs de programme ne semblent pas s’être imprégnés des rapports du COR et des avis du CSR, qui dessinent pourtant des options possibles de réformes plus ambitieuses que le triptyque âge/durée/indexation. Notre système de retraite a des défauts importants qui empêchent son pilotage efficace, et qui amènent à des « réformes » par à-coups, à coups que les propositions actuellement sur la table ne font que renforcer. Dans aucun pays au monde, le débat sur les retraites n’est serein, mais en France, il cristallise, plus qu’ailleurs, les dissensions. La brièveté de la campagne électorale en cours ne permettra pas de clarifier le débat, mais il n’est de toute façon pas certain que les retraites soient un argument décisif pour le vote de chacun.

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