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dimanche 5 janvier 2020

Au coeur du COR : comment sont élaborées les projections financières du système de retraite ?


Avertissement : à l'origine, j'avais prévu d'écrire un billet intitulé "Entre 7,9 milliards et 17,2 milliards d'euros de déficit à l'horizon 2025, pourquoi ?". Comme je souhaitais préciser au préalable comment s'élaborent les projections financières du COR, le billet s'est avéré trop long pour tenir dans le format prédéfini de Blogger (et j'ai vainement bidouillé le code HTML). Du coup, j'ai scindé le billet en deux billets dont je suggère qu'ils se lisent en continu.

Début septembre 2019, le Premier Ministre a demandé au Conseil d’orientation des retraites (louée soit sa compétence) d’établir «sur le fondement d’hypothèses et de constats partagés […] un état de la situation financière de notre système actuel de retraite, d’aujourd’hui jusqu’à 2030.»

Le COR s'est diligemment acquitté de sa tâche en publiant un rapport en novembre 2019 (version complète ici, synthèse  et diaporama de présentation ). Ce premier billet consacré au déficit projeté du système de retraite se propose d'expliquer comment se font les projections du COR ; un second billet explique pourquoi ces projections conduisent à un déficit du système de retraite compris entre 7,9 et 17,2 milliards d'euros à l'horizon 2025.

Les projections du COR sont techniquement réalisées par des petits hommes gris par le secrétariat général.

1. Les projections du COR résultent d'hypothèses démographiques et économiques, en partie définies par le COR

Depuis le rapport annuel de juin 2017, le COR utilise les dernières projections démographiques de l'Insee dont l'horizon est 2070. Ces projections démographiques comprennent un scénario central reposant sur des hypothèses de fécondité, de mortalité et de flux migratoires qui sont les trois "ingrédients" nécessaires pour déterminer l'évolution de la population générale et de la population active. À côté du scénario central, il y a des scénarios complémentaires de population "haute" et de population "basse".

L'horizon de projection du COR est donc déterminé par l'horizon des projections démographiques. Outre les hypothèses démographiques, il est nécessaire de formuler des hypothèses économiques, concertant notamment l'évolution de la productivité du travail (puisqu'elle conditionne le rendement d'un système par répartition), du PIB, de l'inflation. À court terme, c'est-à-dire à l'horizon du Programme de stabilité, les hypothèses économiques sont données au COR par le Gouvernement. À long terme, c'est-à-dire, à partir de 2032 et jusqu'en 2070, les hypothèses sont définies par le COR. Entre le court terme et le long terme, c'est-à-dire entre 2023 et 2032 pour les projections de 2019, le secrétariat général du COR en collaboration avec les administrations économiques définit un sentier de raccord.

Parmi les hypothèses les plus fréquemment commentées, figure l'évolution tendancielle de la croissance de la productivité du travail. Les "scénarios du COR" qui sont un peu la marque de fabrique du COR retiennent quatre hypothèses de croissance de la productivité annuelle du travail : 1%, 1,3%, 1,5% et 1,8%. Il n'en a pas été toujours ainsi : avant 2016, il existait 5 scénarios centraux avec des variantes. L'inconvénient d'avoir un nombre impair de scénarios, c'est que le scénario médian est perçu, à tort, comme un scénario privilégié. Retenir quatre scénarios permet d'éviter cet écueil.

2. Les projections du COR ne sont pas des prévisions

Alors, à long terme, est-il raisonnable de projeter que la productivité du travail progresserait entre 1% et 1,8% par an ? La vérité est que personne ne sait quelle sera la croissance de la productivité du travail dans les années futures. Le graphique ci-dessous illustre la tendance passée. La seule chose qu'on peut noter, c'est que la croissance s'est ralentie au cours des dernières années.
Taux de croissance de la productivité horaire du travail, passée et projetée. Source : COR, page 20.
Schématiquement, les économistes se divisent en trois catégories : les "techno-optimistes", les "techno-pessimistes" et les "autres". Les techno-optimistes considèrent que le génie humain a toujours développé des technologies permettant d'améliorer le bien-être des populations et que le ralentissement récent des progrès de productivité n'a rien d'inéluctable; il est possible que la manière de mesurer statistiquement ces progrès soit devenue inopérante avec l'augmentation des richesses immatérielles. Les techno-pessimistes estiment que "cette fois, c'est différent" : les progrès de productivité ralentissent et, d'une certaine manière, la croissance forte des deux derniers siècles dans les économies aujourd'hui dominantes est une parenthèse historique, renforcée par la prise de conscience que la croissance future devra être plus parcimonieuse en consommation de ressources naturelles.

3. La spécificité du rapport commandé en novembre : l'horizon de projection était limité à 2030

À la différence des rapports publiés en juin chaque année depuis 2014, le rapport commandé en novembre a un horizon de projection limité à l'année 2030. Il en résulte que le poids des hypothèses propres au COR, notamment les scénarios de croissance tendancielle de la productivité du travail, était réduit et que les hypothèses économiques étaient pour l'essentiel celles du Gouvernement.

4. Est-il exact que "les projections du COR changent tout le temps"?

Oui, pour la simple raison que les hypothèses économiques de court terme sont modifiées chaque année : ce sont celles qui sont transmises  au mois d'avril par la France à la Commission européenne dans le cadre du Programme de stabilité qui présente la stratégie et la trajectoire à moyen terme des finances publiques. Il n'est donc pas anormal que les projections changent si les hypothèses qui les sous-tendent changent aussi.

Par ailleurs, pour le rapport de novembre 2019, les hypothèses de court terme ont été modifiées par rapport à celles retenues dans le rapport de juin 2019 pour intégrer les modifications législatives du projet de loi de finances et du projet de de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020.

Enfin, les projections changent parce que les modèles utilisés par les régimes pour leurs propres besoins de pilotage évoluent également (voir paragraphe suivant).

En revanche, les hypothèses de long terme n'ont pas été modifiées depuis 2017 (scénarios démographiques) et depuis 2016 (scénarios économiques). Dès lors, les premières années de projections sont très sensibles aux hypothèses de sorte que les données projetées à court terme sont plus volatiles que celles projetées entre 2032 et 2070.

5. Le COR n'a pas de modèle économique propre pour ses projections : il agrège les projections réalisées par les régimes

Les projections du COR sont une agrégation des projections réalisées par les différents régimes. Plus précisément, à chaque renouvellement des projections démographiques par l'Insee, soit tous les 5 ans environ, le COR procède à un exercice complet de projections, c'est-à-dire qu'il sollicite les 20 plus grands régimes (parmi les 42) qui utilisent leur propre modèle pour projeter leurs propres données de ressources et de dépenses, mais avec les mêmes hypothèses macroéconomiques pour l'ensemble des régimes. Les plus petits régimes ne sont pas sollicités car ils ne sont pas nécessairement outillés pour mener à bien ce travail considérable (qui s'étale sur une durée d'environ 9 mois). Pour autant, les 20 plus grands régimes couvrent plus de 99% de la population de sorte que la perte d'information est minime (sachant que les résultats comptables des petits régimes sont extrapolés malgré tout).

En juin et novembre 2019, le COR a procédé à un exercice partiel de projection en sollicitant les 4 plus grands régimes qui représentent plus de 90% de la masse des cotisations et des prestations (les données des autres régimes étant extrapolées par le secrétariat général du COR en actualisation les informations transmises par ces régimes en 2017). Là encore, les données projetées par les 4 régimes sollicités ont été agrégées par le COR.

En résumé, les projections du COR ne reposent pas sur un modèle macroéconomique mais sur l'agrégation de la projection des résultats comptables des régimes de retraite, par grandes classes de postes comptables : cotisations sous plafond et au-delà du plafond, autres ressources (notamment transferts entre régimes ou en provenance de l'État), pensions de droit direct et de droit dérivé (c'est-à-dire pensions de réversion), frais de gestion et soldes.

Les régimes construisent des modèles pour leurs propres besoins de pilotage. Ils doivent anticiper leurs ressources futures qui tiennent pour l'essentiel à l'évolution de population affiliée et de la rémunération moyenne des affiliés (par exemple, les effectifs de la fonction publique n'évoluent pas comme les effectifs des avocats, en nombre et en répartition par âge et sexe ; idem pour les rémunérations). Les régimes doivent également anticiper leurs dépenses qui sont principalement déterminées, outre les règles de calcul des droits, par deux variables : l'âge auquel les affiliés choisissent de partir à la retraite et l'âge auquel ces affiliés décèdent. Ces deux variables nécessitent une modélisation fine, notamment le comportement de départ à la retraite. C'est sur ce point que les modèles élaborés par les régimes ont le plus progressé récemment.

Comme les projections du COR sont une agrégation de projections propres à chaque régime, elles sont sujettes à des incertitudes à chaque étape du processus : modélisation des projections par chaque régime, agrégation des résultats par le COR, extrapolation des résultats pour les "petits régimes". Bien entendu, pour chaque étape, il existe des procédures de vérification et de contrôle, mais les erreurs, probablement marginales mais non nulles, ne sont pas à exclure, de sorte qu'il convient de ne pas avoir un fétichisme excessif du chiffre, surtout lorsqu'il concerne un solde comptable.

Pour s'en convaincre, on peut l'illustrer par l'exemple suivant. En 2018, la masse totale des ressources du système de retraite s'élevait à 321,4 milliards d'euros (Md€), et celle des dépenses à 324,9 Md€; le solde défini comme la différence entre les ressources et les dépenses était donc de -3,5 Md€. Imaginons que, suite à une correction de modélisation dans un (gros) régime, la masse des ressources se soit élevée en réalité à 322,4  Md€ et la masse des dépenses à 323,9 Md€, soit un solde ré-estimé à -1,5 Md€. L'écart relatif sur les masses est de l'ordre de 0,3% ((322,4-321,4)/321,4 et (323,9-324,9)/324,9) ; en revanche, l'écart relatif sur le solde s'élève à 57% ((3,5-1,5)/3,5).

d_phi retraites #6

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